L’AMITIE.

L’Amitié,  2h 04min / Documentaire d’Alain Cavalier (2023)

Depuis bien longtemps, Alain Cavalier réalise ce qu’il appelle des portraits, vocable qui évoque la peinture et qui dit bien comment le cinéaste a cessé de faire des films à scénario, avec des acteurs professionnels, une équipe technique importante, une caméra lourde et sophistiquée. Il est devenu, comme le dit le titre d’un de ses films, un filmeur qui tente de capter le secret des êtres en tournant seul ou presque, sans plan de travail prédéfini, sans budget, projet que l’avènement du numérique va grandement faciliter et qui fait de lui un remarquable peintre de l’intime.

Son entrée en portraiture débute avec ses célèbres Vingt-quatre portraits réalisés en 1984 et 1991 où, en une série de films de 13 minutes, il dialogue avec des femmes dont il dépeint le travail d’artisanes qui pratiquent des métiers rares ou en voie de disparition: l’archetière, la matelassière… Confidences, précision du geste professionnel: la voie est ouverte.

Viendront Vies, le Filmeur (un autoportrait), Six portraits XL... Aujourd’hui l‘Amitié est donc l’aboutissement d’un long processus d’approche de l’intime.

Il s’agit cette fois-ci de trois rencontres de 45 minutes avec des gens que Cavalier connait bien pour avoir travaillé avec eux et chez qui il s’invite, hôte chaleureusement accueilli. Il y a là un parolier, un ex-producteur de cinéma, un coursier. Trois milieux sociaux fort différents que soulignent autant d’habitats: ici vue sur le Panthéon, là petit pavillon de banlieue. Points communs: la confiance mutuelle, la nourriture partagée, le regard porté sur les objets du quotidien, la compagne même si elle est peu ou pas visible, (heureusement pour nous Florence Delay, la Jeanne d’Arc de Bresson, épouse du producteur Maurice Bernart, est bien présente).

 

Cinéma singulier, vraiment. Ni fiction, ni simple reportage, ni documentaire soigneusement construit. Il offre au monde des images un rôle nouveau, fruit du travail d’un homme seul, qui nous confie son regard.

Guy Reynaud

Guy présentera ce film mercredi 30 aout à la séance de 18 heures. 

Alain Cavalier, l’ami prodigieux

par Sandra Onana (Libération – 25 avril 2023)

Le documentariste, désormais nonagénaire et depuis longtemps libéré de toute contrainte, dépeint les relations qui l’unissent à trois compagnons de route, avec une honnêteté et une simplicité touchantes.

On apprenait récemment l’existence d’une nouvelle terminologie dans les cercles professionnels du documentaire, venue du monde anglo-saxon. Plus percutant encore que le «film à sujet», le doc «d’impact», utile et citoyen, se définit comme un outil au service d’une cause, moteur d’une prise de conscience et accélérateur de changements. Avec la précision du projectile, le doc d’impact (sans rien sacrifier à l’allitération, on aurait trouvé plus ludique de l’appeler «le doc déclic») cible un public à atteindre, et mesure sa force de frappe aux répercussions concrètes sur la société, s’appliquant grosso modo ces mots de Gandhi : sois le changement que tu veux voir dans le monde. Tout un programme, qui donne très envie de mesurer le prix du nouveau film d’Alain Cavalier (comme du reste de son œuvre documentaire) à la politesse rare qu’il nous fait de ne rien «impacter» du tout. L’Amitié pourrait exister comme une manière de s’insurger qu’un néologisme aussi déplaisant ait remplacé le verbe des doux douillets, qui lui préféreront toujours l’idée d’être «affecté».

Divorcé depuis près de trente ans d’un cinéma de machinerie, scripté et marketé, Alain Cavalier est, à 91 ans, l’artisan d’une œuvre de diariste libre et sans attaches, qu’il enrichit au long cours avec les moyens du bord (une petite caméra DV) et, autant qu’on puisse en juger, un entrain de jouvenceau. Ne pas s’étonner donc, si pour en révéler le dernier chaînon à la presse, le cinéaste préfère recevoir directement chez lui au bout du bout du XVIe arrondissement, sur l’ordinateur d’un atelier-bureau bric-à-brac qui tient aussi de cabinet de collectionneur – feuilles mortes et branches d’arbre exposées au mur comme sur un herbier géant, fouillis de papiers, gribouillis au pinceau, vieux CD, coquilles d’huîtres dans le «pipi-room» où un arrosoir tient lieu de chasse d’eau. Soucieux de ne pas copiner, le maître des lieux ne s’autorise qu’un bref salut assorti à la promesse chaleureuse de ficher tout de suite le camp. C’est sa compagne Françoise Widhoff qui accueille, en qualité de productrice et monteuse de plusieurs de ses documentaires. Hôtesse qu’on devine enchantée d’adresser ces mots compatissants à la journaliste pour mieux voir son expression se décomposer en temps réel : «Ma pauvre je vous plains, vous enfermer deux heures devant ce film, c’est d’un ennui mortel…»

L’inestimable prix des tomates du potager

Deux heures d’un feuilleton pourtant sans ennui rédhibitoire, mais où la mort a comme souvent bien son mot à dire : elle est en embuscade derrière la vieillesse que Cavalier filme en gros plans, à même la cartographie de ses mains tachées, ou en arrière-pensée dans ces images dérobées à la sieste d’un producteur âgé aux airs de statue funéraire. L’Amitié est une collection d’instantanés complices entre le cinéaste et trois amis de longue date, saisis au gré de visites successives qui sont autant d’occasions de fouiller leurs appartements. Privilège du documentariste (partagé avec les journalistes) que de bénéficier de ce mandat d’exploration dans la vie domestique de chacun, ce monde d’objets que le cinéma de Cavalier a peu à peu fait glisser au premier plan. Au milieu d’un capharnaüm de vinyles et de bibelots, il y a d’abord Boris Bergman, parolier attitré de Bashung, avec qui Cavalier partagea une ébauche de film jamais concrétisé. Sur le promontoire bourgeois d’un appartement du Quartier latin, où les césars dorment sur les étagères, vient ensuite le producteur historique Maurice Bernart. Enfin Thierry Labelle, dont Cavalier fit un jeune acteur il y a trente ans dans Libera Me et dont la vie s’est poursuivie depuis sans le cinéma. Le segment qui lui est consacré dans son pavillon de Montfermeil (où l’on connaît tout autant le coût des mensualités à rembourser que le prix, inestimable, des bonnes tomates du potager) est le plus émouvant, le moins âgé (et le moins aisé) des personnages semblant être aussi celui qui a eu le plus de vies.

Se ravissant de tout, au bord de l’overdose d’euphorie, Cavalier les filme en amoureux de l’amitié, chaque relation et tempérament propre semblant commander une façon particulière d’être ensemble. Le résultat ressemble au compromis bienveillant entre la pudeur et la bonne grâce de se laisser épier, la nervosité, peut-être, d’avoir un invité dans les pattes qu’il faut occuper, quand bien même se satisfait-il de pas grand-chose : «C’est un bon silence, essaye de le poursuivre», dirige-t-il par exemple derrière la caméra, laissant toujours ce qu’il faut de quotidienneté et d’extraordinaire se disputer dans le cadre. Le temps de l’amitié étant celui de la réitération (des rendez-vous, collations, retrouvailles perpétuelles après des séparations ellipsées par le film), Cavalier fait sien ce principe répétitif et le matérialise à l’écran, sérialisant les coups de sonnette à la porte, les brefs coups d’œil jetés dans le miroir de l’ascenseur où, l’espace d’un instant, le portraitiste semblerait tenté par un selfie. Un para-récit se laisse voir dans ces portraits d’Amitié, et il a des airs testamentaires puisqu’il se fond dans la rétrospective d’une longue vie à filmer, d’une carrière faite de rencontres décisives ou de projets mort-nés. Impact : zéro. Affects : sublimés, laissés à l’état de doux tremblement, comme un dessin à main levée.