IL BOEMO

IL BOEMO (de P. Vaclav, Tchéquie, bande son en italien, 2h20)

Avec Vojtěch Dyk, Barbara Ronchi, Elena Radonicich

Synopsis: 1764. Dans une Venise libertine, le musicien et compositeur Josef Myslivecek, surnommé « Il Boemo », ne parvient pas à percer malgré son talent. Sa liaison avec une femme de la cour lui permet d’accéder à son rêve et de composer un opéra. Dès lors sa renommée grandit, mais jusqu’où ira-t-il ? La vie, l’œuvre et les frasques d’un compositeur de génie oublié que le jeune Mozart admirait.

Un beau film qui nous plonge dans le XVIIIème siècle italien, d’abord à Venise puis à Naples, pour suivre la vie artistique et sentimentale du compositeur méconnu Joseph Myslivecek. On assiste à son ascension artistique et son épanouissement amoureux au cœur d’une ambiance raffinée et libertine qui donne à chaque scène son élégance et son charme … Ensuite, la vie sera moins douce pour le musicien qui subira, après l’ivresse du succès,les revers de la décadence.

La restitution précise des traditions de l’époque sur fond d’intrigues politiques et de jalousies entre puissants apporte à cette œuvre une authenticité appréciable qui s’ajoute au plaisir d’entendre une bande-son de grande qualité.

En conclusion, beaucoup d’atouts pour ce spectacle, certes un peu long mais tout en finesse, véritable plaisir pour les yeux et les oreilles ! Ne manquez pas ce moment enchanteur au cœur de l’été !!!

Jean-Noël Berlioux ( L’ Autre Cinéma).

«Il Boemo» à visage redécouvert

par Camille Nevers (21 juin 2023 – Libération)

Dans un superbe geste de réhabilitation, Petr Vaclav retrace la vie du compositeur baroque Josef Myslivecek, qui connut la gloire et l’oubli immédiat. Et dresse un beau parallèle entre la condition de l’artiste et celle des femmes qui l’entourent.

Qui connaît Josef Myslivecek ? Personne. 1737-1781. Compositeur né à Prague, royaume de Bohème, d’où son surnom, «Il divino Boemo». Emigré en Italie, il connaîtra la gloire de son vivant, ballotté selon les commandes, les mécénats et les aventures galantes, entre les cours de Venise, de Naples, de Bologne et de Rome. Contemporain d’un jeune Mozart qui le tenait en haute estime. Tombé dans l’oubli aussitôt après sa mort, contrairement à ce dernier. L’œuvre qu’il a laissée, opéras, symphonies, musique de chambre, qui la joue ? Personne. Il Boemo est l’histoire de personne. «Personne» est le personnage, dès les premiers plans sans visage. Le film est exceptionnel d’être d’abord le biopic d’un illustre inconnu.

Partant de là, l’émotion inoculée est patiente, sobre. Ton sur ton avec le grand dénuement que le film associe à la vie de son personnage, le style est au dépouillement, aux effets de somptuosité économes. Cette splendeur aride du film vient de la précision du cinéaste Petr Václav dans les choix des cadres, non des fastes survoltés en fresque libertine, baroque et tumultueuse, mais d’espaces fixes et rigoureux où tout se joue entre la coulisse, les alcôves et les antichambres. Václav filme la scène des opéras de très près, et laisse la foule compacte du public hors champ. Car Il Boemo est avant tout l’histoire de visages, d’abord celle d’un non-visage (de Myslivecek) en contrepoint de visages de femmes successifs et comme superposés. Le film sait admirablement articuler les caprices du destin de l’artiste en succession de scènes intriguantes de «rencontres». La clarté du propos est posée dès les premières minutes, avec la forme d’étrangeté qui l’accompagne : il s’agira d’argent, de masque, et d’un visage effacé.

Une postérité confisquée

Josef Myslivecek, masqué et poudré comme un fantôme de l’opéra, tente d’obtenir quelques sous au mont-de-piété. A son retour dans sa chambre insalubre, on le voit vaciller, retirer son masque et découvrir une absence de visage : plus de nez, un trou à la place, le reste de la face rongée par la syphilis. S’enclenche en montage parallèle abrupt et beau le chant d’une soprano sur scène, filmée en gros plan et en légère plongée, avec des grimaces furieuses, sa face embellie ou déformée par le chant, des expressions d’agonie pour mimer simultanément celle du compositeur au bout de son calvaire. «E comincio a disperar…» entonne la femme, avant que l’homme sans visage s’écroule, partition à la main. Mourir dans l’indigence, et dans la musique. Il Boemo est non un film musical mais «dans la musique», son élément vital et l’oscillation même de l’existence qu’il reproduit. L’artiste est mort, un loqueteux a rendu son dernier souffle qui dans l’instant même sera oublié des histoires de musicologie. Le film commence.

La chronique en costume retraçant la vie oubliée de Myslivecek est donc l’exercice d’une réhabilitation, d’une postérité confisquée. Amateur éclairé, Petr Václav, lui-même Tchèque émigré en France, avait en 2015 consacré un premier documentaire au compositeur, Confessions d’un disparu. Les femmes sur sa route sont au nombre de quatre : l’élève amoureuse éplorée, l’aristocrate libertine, l’artiste diva, et la femme mariée. Le récit procède par agencement de flash-back, d’ellipses, de raccords rêches entre des pièces à moitié vides, de coulisses et de loges abritées, en vue d’efficacité maximum pour son récit d’une vie brève, sans qualité malgré la gloire éphémère, faite de labeur, de dévouement, de plaisirs, de grâce et de disgrâce.

L’anti-«Amadeus»

Il est question d’abnégation de l’art et de vanité de l’existence. De la condition de l’artiste révéré et précaire, au prestige recherché mais dépendant du bon plaisir des officiels de culture, d’un roi de Naples laid et coprophile, gens de cour et puissants. Le génie n’est rien seul, il faut de mauvais génies pour se pencher sur le berceau de la gloire, tenir les cordons de la bourse, faiseurs et défaiseurs de princes des arts (ainsi la scène avec Mozart, enfant-monstre pâle). La grande beauté du film vient de ce que cette condition de l’artiste est identifiée à la condition de la femme. Il Boemo peint universellement la condition humaine la plus banale, anonyme, à l’ambition déçue de figurer dans les livres d’histoire, à travers les quatre figures féminines éclairant celle de l’artiste. Quatre femmes que la caméra détaille admirablement, aux portraits dessinés avec plus de force encore que le personnage-titre à la fois impressionnant et falot (on pense à tout coup à Ryan O’Neal dans Barry Lyndon, tant le comédien Vojtech Dyk lui ressemble avec sa beauté de fadeur effacée). Myslivecek est traité en corps-relais de la mise en scène, se laissant guider dans la carrière par des femmes d’influence qui pour elles-mêmes ne peuvent prétendre à aucune existence remarquable hors de la sphère d’un père ou d’un mari, à aucune renommée – à l’exception notable du personnage de la Gabrielli, soprano diva du XVIIIe, dont la tragédie-bouffe, les caprices, les crises d’asthénie tendent un autre miroir au personnage du musicien, reflet théâtral d’un travail exténuant, exigeant et savant. L’art parfois trop grand, la création insurmontable, à l’instant où il faut entrer en scène, en représentation.

A mesure que le visage se transforme, masqué, vieilli, apparaît l’identité de Myslivecek à qui le film rend sa dignité, son talent, sa valeur oubliée. De l’obscurité à la limpidité, d’une absence de visage enfin exposé à la face éclatante du monde. Du masque des libertins ou de carnaval, à la défiguration de la maladie dissimulée sous le déguisement dernier. ll Boemo jette des clartés nouvelles, rend justice à une figure universellement «commune» de l’artiste. Le film ne s’intéresse pas au génie mais à la vie besogneuse, amoureuse, précaire et fugace. Il Boemo, dans sa superbe sobriété, est l’anti-Amadeus, plus comparable à la Malibran de Guitry qu’à Tous les matins du monde ou à Farinelli, avec de loin en loin les éclats secs vénitiens du Casanova de Comencini. Pas un biopic d’apprentissage du «grand homme», mais une chronique de la condition la plus prosaïque de l’artiste, comme de la femme en échange de regard symétrique. Déchirante leçon de ténèbres à l’époque baroque, Il Boemo est d’une somptuosité mate.

Il Boemo de Petr Václav, avec Vojtech Dyk, Barbara Ronchi… 2 h 20.